Le genre tamacahut
Daniela Merolla
Comme indiqué dans la partie générale Tamacahut
(conte, récit à formule), les timucuha sont donc
caractérisés par la présence de formules au début et à la fin de
chacun récit et/ou de la séance. Par « formules », on entend des
formes standardisées, usuellement à fonction apotropaïque (visant à
détourner les risques reliés à la narration et toutes influences
maléfiques), par lesquelles on commence et on termine la narration.
Deux exemples élaborés sont : « Une histoire… Que Dieu la fasse belle
; parfaite comme un galon (de soie), qu’elle atteigne la taille d’une
poutre maîtresse ! » et « Mon histoire a suivi le lit de l’oued ; je
l’ai racontée à des fils de seigneurs. À nous, que Dieu pardonne,
quant aux chacals, qu’Il les grille ! » (Dallet, 1967 : 216, 217 ; 3,
27). Narrer est un acte dangereux et ces formules prophylactiques sont
également un avertissement pour le public ; par ailleurs, il ne s’agit
pas seulement de la narration d’événements du passé (que les
chercheurs et les conteurs les voient comme fictifs ou réels) mais
d’un passé qui ne doit pas se mélanger avec le présent, ce qui est
également indiqué par la ritualisation de leur situation de
communication confirmée par les descriptions données au début du
siècle dernier (Basset 1920, Lacoste-Dujardin 1970).
Quelle est donc la situation de communication des timucuha
kabyles ? Dans le passé, les récits à formules étaient contés dans la
famille élargie rassemblée autour du foyer pendant la soirée, avec une
interdiction de narrer durant la journée, sous peine des maladies qui
pouvaient frapper les adultes et leurs enfants. D’autre part,
l’utilisation était moins restreinte qu’elle ne le semble
initialement. Dans la conversation par exemple, les locuteurs
pouvaient se référer aux récits à formules sous forme de citation ou
de proverbe. Selon les premières études (Basset, 1920 ;
Lacoste-Dujardin, 1970), il s’agit d’un genre éminemment féminin et
les hommes ne connaissent pas les timucuha. L’interprétation
de ce genre comme exclusivement féminin devient le leitmotiv des
études en linguistique, anthropologie et littérature des années 1920
jusqu’à une période très récente. Cependant, des éléments auraient dû
inciter à une plus grande souplesse de définition. Déjà, au cours de
la période coloniale, les publications de Gustave Mercier et Saïd
Guennoun mentionnent que les contes sont narrés par les vieilles
personnes en général et que plusieurs hommes dans différentes régions
sont des conteurs. Ensuite, une grande partie des timucuha
publiés durant les périodes coloniale et postcoloniale ont été
recueillis auprès des hommes, ce qui montre qu’ils connaissaient ces
récits à formules et souvent savaient bien les conter. La réflexion
précédente sur l’ensemble des éléments qui caractérisent un genre
littéraire oral ainsi que l’expérience personnelle de plusieurs
chercheurs manifeste la nécessité de substituer les considérations sur
une spécialisation féminine qui ont été apportées par le passé, au
profit d’une spécialisation construite en rapport avec le lieu et la
situation de la communication (Merolla, 2006 : 126). Les timucuha
nous apparaissent comme un genre conté en famille, donc très souvent
par les femmes, mais que les grands-pères, les oncles, et même les
pères connaissent et peuvent conter aux enfants dans la situation
familiale.
La féminisation des timucuha dans les études semble
correspondre à leur statut quelque peu « mineur » dans le contexte
culturel kabyle. Pendant la colonisation et dans les premières
décennies ensuite, plus prestigieux étaient deux autres genres : la taqsiṭ,
de type narratif chanté ou déclamé, et le genre lyrique asefru.
Les spécialistes - des hommes - de la récitation des tiqsiḍin
(sing. taqsiṭ) pouvaient acquérir de la notoriété dans toute
la région et au-delà de leur variété linguistique, comme cela arrivait
aux poètes imedyazen dans le Moyen Atlas et aux rrways dans le
Souss marocain. L’on peut rapprocher le statut du genre tamacahut
à celui du genre lyrique de l’izli étudié par Tassadit Yacine
(1988) : l’izli est chanté par ceux qui sont dans une position
subordonnée, comme les femmes et les pasteurs, mais non pas par les
hommes qui jouissent d’autorité dans la famille et dans le village.
Semblablement, ces derniers ne narrent pas de timucuha dans les
situations « publiques », comme au café, au marché, dans les
rencontres religieuses et socio-politiques. Si l’on considère le
statut du conteur de timucuha, ce genre semble n’être pas
adéquat à la position des hommes - particulièrement s’ils ont une
certaine autorité - dans une situation sérieuse et dans un lieu
public. Cependant, si la narration des récits à formules est
professionnalisée, la spécialisation est alors masculinisée, comme
cela s’avère pour les conteurs de langue amazighe des marchés de la
région du Souss au Maroc.
Les genres « mineurs » sont appréciés esthétiquement : les timucuha
et les izlan (sing. izli) peuvent toucher l’auditoire
jusqu’aux larmes. De plus, les changements sociaux influencent le
positionnement respectif des genres et leur « valeur » sociale. Par
exemple, la chanson moderne et le théâtre ont obtenu un grand succès,
et sur le plan de la diffusion, ils ont désormais dépassé les genres
classiquement prestigieux taqsiṭ et asefru.
Les timucuha connaissent une forme de vitalité et un prestige
renouvelé grâce à leur utilisation dans l’éducation scolaire et le
théâtre, et à l’investissement culturel et identitaire octroyé à ce
genre par divers intellectuels et activistes kabyles à partir du début
du XXe siècle. En général, les timucuha recueillis au XXe siècle sont
actualisés par l’introduction de termes et de situations liés à la
technologie, comme dans les exemples suivants : « Yewqem iḍebsiyen
i tmacint-nni-ines, ara tettɣenni : Il mit des disques sur son
appareil qui se mit à chanter » et « Efk-iyi-d aṭaksi ad merrḥeɣ
yes-s : Donne-moi une automobile pour me promener » (Dallet,
1963 : 7, 15). De nos jours, la situation de communication est
déritualisée et les timucuha sont narrés aussi dans la journée, dans
des entretiens organisés par des chercheurs par exemple, ou par des
moyens de diffusion modernes tels que la
radio, le cinéma et Internet. Pour en savoir plus, cliquez ici.
Bibliographie
Basset, H. Essai sur la littérature des Berbères. Alger :
Carbonel, 1920. Nouvelle édition Paris : Awal/Ibis Press, 2001.
Dallet, J.M. Contes kabyles inédits. Fort National : F.D.B.,
1963/1967/1970.
Lacoste-Dujardin, C. Le conte kabyle. Étude ethnologique.
Paris : Maspéro, 1982.
Merolla, D. De l'art de la narration tamazight (berbère). 200 ans
d'études: état des lieux et perspectives. Paris/Louvain : Peeters,
2006.
Yacine-Titouh, T. L'izli ou l'amour chanté en Kabylie. Paris :
Maison Des Sciences De L'homme, 1988.