La littérature orale kabyle : les récits

Daniela Merolla




« Ô ma fille chérie, n’oublie jamais ce qui rend le récit agréable ; la racine a besoin de ses fruits ; ce sont bien les premiers mots qui donnent leur saveur aux récits » (Allioui, 2007, Kindle édition).

Un peu partout dans le monde, la communication langagière peut se faire par des techniques particulières, souvent perçues par les locuteurs comme agréables à l'oreille. On parle alors de littérarité ou d’art oratoire. Nous utilisons ici le terme de « littérature orale » pour désigner l'ensemble des communications maniant la langue de façon particulière, par rapport aux échanges quotidiens, et se caractérisant par la « performance », c’est-à-dire l’exécution par la voix, la communication immédiate (en présence) et les interactions entre énonciateur et public, ainsi que par d’autres éléments tels que les gestes et la musique. Les genres oraux peuvent être pratiqués dans des situations quotidiennes (chansons de travail, berceuses, etc.) et dans des situations ritualisées lors de célébrations et d'événements religieux. Les éléments à analyser vont donc au-delà des paramètres langagiers, incluant la situation de communication, le statut des participants, le système partagé de valeurs ainsi que le système littéraire dans lesquels ces genres sont intelligibles.
La littérature orale amazighe connaît plusieurs genres chantés, déclamés ou contés. Dans l’exposé suivant, il s’agit notamment de présenter des genres « narratifs » en ce qu'ils présentent, en prose et en vers, l’exposition d’une chaîne d’événements causés ou subis par des personnages humains ou non humains. Il faut considérer, cependant, la multiplicité et souvent aussi la polyvalence des termes utilisés dans les différentes contrées kabyles, ainsi que la polysémie des termes en français, ce qui rend complexe la traduction et la description1.  

Les genres narratifs courts lemtel, tamsalt (proverbe, devinette)

Un premier exemple est donné par les genres narratifs courts. Les termes kabyles lemtel (pl. lemtul) et lmaεna (pl. lemεun), ou encore le néologisme anzi (pl. inzan), peuvent se traduire par « proverbe », tandis que l'on peut traduire tamseɛreqt, tamsefrut et tamsalt par « devinette ». Les proverbes sont des expressions figées qui contribuent au discours en sanctionnant ou en appuyant les comportements et les relations sociales par le biais de l’autorité (réelle ou perçue) de la sagesse des ancêtres et de la qualité esthétique de l’usage de la langue. Les devinettes sont des formes figurées qui, par les jeux de mots et les similitudes, exigent - et encouragent - de la part des interlocuteurs une connaissance approfondie de l’environnement physique, social et cosmique (Azdoud et Peyron 1995). Bellache (2012 : 16) nous donne des exemples de devinettes de type descriptif (« D amellal am wudi, itett aman am wedɣer : D arekti = Il est blanc comme du beurre, il absorbe de l’eau comme une sangsue : c’est une pâte ») et des devinettes de type narratif (« Mlaleɣ yid-s nnig wexxam, ufiɣ-t yettru, nniɣ-as :  acimi ?. Yenna-yi :  nekki luleɣ-d, yemma mazal : D abbu = Je l’ai rencontré au-dessus de la maison : j’ai vu qu’il pleurait : je lui ai demandé pourquoi. Il m’a dit : Je viens de naître ; ma mère, pas encore = la fumée »). Dans certains cas, il se peut qu'un seul terme renvoie au monde des expressions imaginées, qu'il s'agisse de ce que l'on appelle en français « proverbe », « adage », « devinette », « énigme » ou « conte ». Par exemple, des termes tels que asefru (normalement utilisé pour « poème » et « poésie »), tamacahut (habituellement traduit par « conte ») et tamɛayt (« anecdote » ou « conte plaisant ») peuvent, selon la variante parlée dans un village ou une région spécifique, être utilisés pour indiquer aussi bien le proverbe que la devinette. Les locuteurs savent quand utiliser l'un ou l'autre type littéraire, mais il semble que le terme définitoire (asefru, tamacahut, ou tamɛayt) met plutôt en évidence la continuité de l'activité intellectuelle requise dans toutes ces expressions imaginées. Cela semble être souligné par quelques formes composées, définissant la devinette en tant que spécification d’un genre plus général, telles que tamɛayt [n] useṭleɛ (litt. : l’anecdote du jeu) et tamacahut [n] usefru (litt. : le conte de l’asefru, du poème) (Bellache, 2012 : 52, 54). Aujourd’hui, les devinettes sont réactivées dans des activités nouvelles, telles que les joutes oratoires des enfants pendant les festivals et les vacances scolaires.

Plusieurs collections et études des proverbes et devinettes kabyles existent, par exemple :

Akken qqaren medden…Éléments de dialectologie populaire. Proverbes commentés. (N° 48). Fort-National : F. D. B., 1955.
At Mansur, Ramdan. Dictionnaire de proverbes kabyles. Tizi-Ouzou : Achab, 2010.
Bentolila, Fernand. Proverbes berbères. Paris : L’Harmattan, 1993.
Nacib, Youssef. Proverbes et dictons kabyles. Alger : Andalouses, 1990.
Allioui, Yousef. Timsal. Enigmes berbères de Kabylie. Paris : L’Harmattan, 1990.
Genevois, Henri. 350 énigmes kabyles. (N° 78). Fort-National : F. D. B., 1963.
Ibouzidene, Y. (pseudonyme de Youssef Alliou ?). Devinettes de Kabylie (Algérie). In Fernand Bentolila (dir.), Devinettes berbères, Tome 3. Paris : Conseil International de la Langue Française, 1987.


1 Voir Merolla, D., « Le conte kabyle », Encyclopédie Berbère, vol. XIV, 1994, pp. 2082-2088 et Merolla, D., De l’art de la narration tamazight / berbère. Deux cents ans de collecte et de recherche dans les études littéraires berbères, Éditions Peeters, Paris/Louvain, 2006 [2007], chapitre 6.





Bibliographie

Azdoud, Driss et Michel. Peyron. "Devinettes". Encyclopédie Berbère, 15, 1995 : 2283-2289.
Bellache, Takfarinas. Contribution à l'étude typologique d'un corpus d'énigmes-devinettes kabyles . Mémoire de Magister.  Bouamara, Kamal (encadreur), Université de Béjaia, 2012.
Bounfour, Abdellah. « Proverbe », Encyclopédie berbère, 39, 2015:  6574.

Tamacahut (conte, récit à formule)

L’un des genres oraux kabyles les plus connus et étudiés est celui des récits dits timucuha (sing. tamacahut) car introduits par la formule « macahu », », ce que l’on peut écouter au début du récit collecté par Amina Mettouchi. Il existe également des formules complexes, comme dans le cas de : « Macahu. Rebbi a tt-yesselhu, a tt-yeɛdel am usaru, ad taweḍ annect n wejgu ! » (Un conte. Que Dieu le rende agréable, qu’il le rende semblable à un galon de laine fine, qu’il soit long comme une poutre maîtresse ! ). Tamacahut  est un terme employé dans la région du Djurdjura en Kabylie centrale. Dans les aires limitrophes, on peut rencontrer également d’autres termes, comme par exemple chez les Aït Abbas, dans la vallée de la Soummam (Le Fichier Périodique, 1976) qui utilisent tamɛayt / timɛayin. Ce terme, traduit dans le dictionnaire Dallet (1982 : 532) par « anecdote »,  « parabole » ou encore par « proverbe » (voir ci-dessus), peut donc référer aussi au conte de façon générale. On retrouve tamɛayt également dans la variété parlée par les Aït Bouysef, dans le massif du Babors, comme documenté dans ce volume par le conte collecté au format audio par Massinissa Garaoun. D’habitude, tous ces termes définissent des récits en prose avec des insertions de poèmes, mais ils peuvent aussi indiquer des formes en vers (Zellal, 1964). Selon Mohand Akli Salhi et Amar Améziane (ELLAF, Littérature berbère kabyle), les récits dits taḥkayt / tiḥkayin (« récit », « conte », ou « histoire », dans Dallet, 1982 : 314) sont plus factuels et racontés principalement par des hommes. On connaît ensuite les termes tadyant /tidyanin (« histoire », « conte », « triste aventure » dans Dallet, 1982 : 166) ou encore tijunan (« mensonges », « histoires inventées », pluriel de la forme tajnant qui, au singulier, veut dire « vigne », Dallet, 1982 : 372). Habituellement traduits par « conte » ou « histoire », les récits kabyles ont été également appelés, selon les thèmes traités, « conte merveilleux », « conte d’animaux », « fable », « anecdote », « parabole », « légende » (hagiographique, géographique, cosmologique) et « mythe ». Nous touchons ici à la difficile question de la traductibilité des termes, des genres et des systèmes littéraires. Toutefois, il est possible d’aller au-delà de ces problèmes de traduction en désignant les timucuha comme des « récits à formules » par rapport à leur forme et situation de narration (Merolla, 2006).  Pour en savoir plus, cliquez ici.

Plusieurs collections et études des contes kabyles existent, par exemple :
Allioui, Youcef. L’ogresse et l’abeille. Contes kabyles. Timucuha. Édition bilingue français-berbère.  Paris : L'Harmattan, 2007 (Kindle Édition).
Allioui, Youcef. Contes kabyles - Contes du cycle de l’ogre. Édition bilingue berbère-français. Paris : L'Harmattan, 2001.
Boulifa, Si Amar u Said. Méthode de langue kabyle. 2e année. Alger: Jourdan, 1913.
Dallet, Jean-.Marie. Contes kabyles inédits. Fort National : F.D.B., 1963/1967/1970.
Dallet, Jean-Marie et Jules-Louis  Degezelle. Les cahiers de Belaïd. Vol. I : textes, Vol. II : trad., Fort National : F.D.B., 1963/1964.
Djaouti, Fatima. Contes algériens berbérophones. Transcription, traduction et analyse de récits oraux cherchellois. Thèse de 3e cycle, Toulouse, 1984.
Lacoste, Camille. Traduction des légendes et contes merveilleux de la Grande Kabylie recueillis par Auguste Mouliéras. Paris : Bibliothèque de l’École des langues orientales vivantes, 1965.
Lacoste-Dujardin, Camille. Le conte kabyle. Étude ethnologique. Paris : Maspéro, 1982.
Mammeri, Mouloud. Macaho ! Contes berbères de Kabylie. Paris : Pocket, 1980.
Merolla, Daniela. Gender and Community in the Kabyle Literary Space. Cultural strategies in the Oral and in the Written. Leiden: CNWS Publications, 1996.
Mouliéras, Auguste. Légendes et contes merveilleux de la Grande Kabylie. Paris : Ernest Leroux, 1893.
Savignac, Pierre. Contes berbères de Kabylie. Montréal : Presses de l'Université du Québec, 1978.

Bibliographie
Contes merveilleux et fables. Textes nouveaux dans le parler des At-Abbas. Préface : Madeleine Allain. Le Fichier Périodique, 1976
Dallet, Jean-Marie. Dictionnaire kabyle-français. Paris : SELAF, 1982.
Salhi, Mohand Akli et Amar Améziane, «Littérature berbère kabyle», ELLAF, L'Encyclopédie des littératures en langues africaines http://ellaf.huma-num.fr/litteratures/litterature-en-berbere/)
Merolla, D. De l’art de la narration tamazight / berbère. Deux cents ans de collecte et de recherche dans les études littéraire berbères.  Paris/Louvain : Editions Peeters, 2006.
Zellal, Brahim. Le roman de chacal. Fort National : FDB, 1964.

Taqsiṭ (poème narratif)

Un autre genre narratif bien documenté est le taqsiṭ (mot féminin en kabyle, plur. tiqsiḍin), un type de long récit-poème qui est chanté ou déclamé dans un contexte public et souvent rituel. Il s’agit de poèmes à deux rimes - ou deux assonances -, des centaines de vers, qui commencent et finissent par des invocations religieuses (Chaker, 1989 : 14). Créés par des poètes professionnels, ils sont transmis oralement dans les villages également par la voix de ceux et celles qui savent les mémoriser et bien les chanter. Le genre taqsiṭ inclut des récits religieux à caractère épique et hagiographique qui touchent à la fondation, à l’histoire, et plus généralement à la vie de confédérations, villes, villages et localités sacrés. Les poèmes tiqsiḍin célèbrent donc des personnages de l’histoire sacrée, comme Moïse et Abraham, ou des héros islamiques classiques tels que Omar, Yaala, Ali surtout, et le Prophète. Ces tiqsiḍin sont répandus dans tout le Maghreb arabophone et berbérophone (Mammeri, 1980 : 24). Un exemple très apprécié et très répandu de long récit en vers à caractère hagiographique est « L’Histoire de Joseph », présentée dans le Fichier de Documentation Berbère : « Si la beauté littéraire d’une œuvre est fonction du goût qu’y prennent les auditeurs, on peut dire que la Taqsiṭ en-Sidna Yusef [L’Histoire de Joseph] est un petit chef-d’œuvre » (FDB, 1963 : VI). La version publiée dérive de la transmission orale mais il existe également des variantes manuscrites transcrites en caractères arabes ou latins (FDB, 1963 : IV)1.  Cela montre donc que la Kabylie était incluse dans un système littéraire où l'écriture était présente, bien que le principal mode de création et de transmission des poèmes restait l'oralité. Un exemple de taqsiṭ épique est celui du poème « Wasisban » qui relate les combats entre les musulmans et les chrétiens et notamment l’épisode de la victoire d’Ali, lors duquel il porte sa femme Fatima (la fille du prophète Mahomet) en croupe. Dans le même épisode, l'adversaire d'Ali est un roi chrétien qui porte également sa dame en croupe. Les youyous de Fatima exaltent Ali qui, sans elle, avait d'abord été bloqué par l'appel de la dame chrétienne qui aidait son cavalier. Il bat alors son adversaire : « Le sabre d’Ali fend en deux le cavalier, le cheval et va se ficher au sol qui se plaint : Et moi, que t’ai-je fait ? » (Mammeri, 1980 : 25). Plusieurs exemples concernent ensuite les saints locaux et les exploits guerriers contre les Turcs et les chrétiens de l’époque ottomane (1512-1830). Selon Mammeri (1980 : 23) encore, les tiqsiḍin sont aussi «une série de récits édifiants, apparemment entièrement inventés, dont en tout cas on ne discerne pas l’origine» tels ceux du Chameau, du Juif converti, de la Dame sage, de l’Esclave calomniateur et de la Gazelle. Un exemple de ces derniers est donné par le poème « Taqsiṭ n leḍyuṛ » (FDB, 1964) qui raconte la compétition entre les oiseaux pour épouser Tanina (ou Tannina), un oiseau mythique (perdrix ? femelle du faucon?) disparu à jamais, également considéré comme un exemple de beauté féminine. La première version du « Taqsiṭ n leḍyuṛ » du Fichier, recueillie par M. A. Ibazizen d'Aït Yanni, comporte une voix critique et désolée sur la condition de la Kabylie après l'occupation française : « Percnoptère : […] "la génération de maintenant se francise" ; […] Buse : "Le monde est en train de dépérir : Cette génération ne respire qu’impiété"» ; ou encore « Merle : […] "Dieu nous délivre de cette génération : Elle veut s’en prendre au pouvoir et n’a pas d’armée" » (FDB, 1963 : 10, 14).

Grâce aux indications données par les personnages et les événements, tant Mammeri (1980) que Chaker (1989) croient pouvoir identifier au moins deux grandes phases et orientations thématiques liées au contexte historique de la production des poèmes tiqsiḍin. La première phase est épique et victorieuse, correspondant à la période dorée de l'expansion et de l'affirmation de l'Islam et des guerres contre les Turcs ou entre les différentes confédérations kabyles. La deuxième phase est celle qui suit l'invasion coloniale, notamment après la révolte kabyle écrasée par l’armée française en 1871. Comme dans le cas du récit en vers «Taqsiṭ n leḍyuṛ» rappelé ci-dessus, après cette date les longs récits en vers commencent à montrer un ton pessimiste et le sens du désarroi puis de la défaite face aux chrétiens, précédemment vaincus et désormais victorieux, qui imposent leur administration étrangère aux territoires et aux populations de la Kabylie. La défaite militaire, l'expropriation par les colonisateurs des terres appartenant aux villages et confédérations kabyles, et plus généralement le bouleversement des structures sociales, politiques et économiques, conduisent à un affaiblissement du rôle des poètes professionnels des confédérations villageoises et de leurs styles poétiques. La création et la diffusion du genre épique taqsiṭ commencent donc à s'affaiblir et c’est le genre lyrique et court de l'asefrou qui s'impose, notamment par la création du poète Si Mohand Ou Mhand (1848-1905). Ce dernier est le chanteur de la rupture avec le monde « épique » antérieur, de la douleur et de l’indignation causées par la perte de l’indépendance, du mode de vie des villages et du sens de l’honneur des habitants (Lahlou, 2017). Sa strophe de neuf vers, ou asefrou mohandien, a influencé la production poétique anticoloniale et postcoloniale et est aujourd’hui encore très répandue.

Plusieurs collections et études des tiqsiḍin kabyles existent, par exemple :
« Chants de guerre », Fichier de Documentation Berbère (FDB). Alger : FDB, 1974, n° 122.
« L'Histoire de Joseph », Fichier de Documentation Berbère (FDB). Alger : FDB, 1963, n° 80.
« ‘Taqsiṭ n leḍyuṛ’ et les sentences sapientiales dans la littérature populaire ». Fichier de Documentation Berbère (FDB). Alger : FDB, 1964, n° 83.
Chaker, Salem. « Une tradition de résistance et de lutte : la poésie berbère kabyle, un parcours poétique ». Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée. 1989, n° 51, pp. 11-31.
Hanoteau, Adolphe. Poésies populaires de la Kabylie du Djurdjura. Paris : Imprimerie Impériale. 1867.
Lahlou, Abdelhak. Poésie orale kabyle ancienne : histoire sociale, mémoire orale et création poétique. Dissertation. Direction : Tassadit Yacine. École doctorale de l’École des hautes études en sciences sociales. 2017.  
Mammeri, Mouloud. Poèmes kabyles anciens. Paris : Maspero. 1980.

1Voir le double volume des Études et Documents Berbères (2016, n°35-36) consacré au thème des “manuscrits arabo-berbères”.


Mythe (lluḥ n ddenya ?)

Sur le genre des « mythes », les études littéraires berbères nous proposent des positionnements plutôt tranchés à partir d’Henri Basset (1920/2001 : 179) qui écrivait : « Chez les Berbères nul mythe, rien que le rite ». Mais l’interprétation de Basset provenait de son approche évolutionniste (Bounfour 2005, Merolla 2006 : 42-51), tandis qu’aujourd’hui la plupart des chercheurs reconnaît l’existence de thèmes mythiques berbères, au moins dans le sens des récits « étiologiques » qui sont très répandus dans les littératures orales du Nord de l’Afrique.
Des exemples bien connus sont les récits autour d’Amerolqis, créateur de l’écriture tifinagh selon des contes étiologiques collectés par Mohamed Aghali-Zakara et Jean Drouin dans le monde touareg (1979). On peut également penser au bien connu récit d’amour autour de l’origine des lacs d’Isli et Taslit dans la région d’Imilchil (Fadil 2018) et des sources des rivières Sebou et Moulouya dans le Rif (Basset 1920/2001 : 173, Biarnay  Étude … Vieuil Arzeu, 1911, pp. 156-160). Paulette Galand-Pernet (1998 : 112-113) parlait de « récits mythiques » en se référant à certaines variantes berbères de l’épisode du cyclope Polyphème de l’Odyssée dans le Maroc méridional et central et des traditions autour d’Anzar et de jours d’emprunts. Nous avons par ailleurs plusieurs versions d’Ounamir, aussi dit Ḥemmu u Namir et, dans la région de Tata, ces récits sont liés aux signes laissés par le protagoniste dans l’environnement. Selon l’étude de Najate Nerci (2009 : 173, 174),  les habitants disent que « Sa main [de Hemmu u Namir] marque la pierre d’une trace profonde… » et que « les cinq des doigts d’Ounamir se [sont] répandus entre les tribus et fassent jaillir, dans chacune d’elles, une source, il serait même l’ancêtre de toute une tribu, voire leur roi ». Déjà avec ce dernier exemple, nous entrons dans la question de la définition : ainsi Bounfour préfère utiliser le terme de « conte étiologique » pour Ḥemmu u Namir, tandis que Nerci utilise celui de « mythe ». Mais bien que ces définitions diffèrent, elles indiquent la continuité indiquée au début, c’est-à-dire, qu’il s'agit des récits « fondateurs » dans lesquels l’ordre cosmique est lié à l’ordre ‘moral’ et ‘social’.

Pour ce qui concerne les mythes cosmogoniques et anthropogoniques, on connaît désormais bien la polémique autour des mythes kabyles publiés par Leo Frobenius en 1921 (Littérature Orale Arabo-Berbère - LOAB 1998, Merolla 2006 : 133-143). La publication en 1921 de la collection de récits mythiques kabyles réunis par Leo Frobenius fut accueillie avec une grande froideur de la part des spécialistes principalement français pour un ensemble de raisons1. Au-delà de l’antagonisme politique franco-allemand entre les deux guerres mondiales, les spécialistes ne s’attendaient pas de trouver des mythes en présence d’une religion universelle comme l’Islam et ils se doutaient de la véracité des textes recueillis par Frobenius parce qu’il n’y avait pas les textes en kabyle ; ensuite, des narrations du type anthropogonique n’avaient pas été collectées ailleurs. Bien que l’existence de ses textes était connue, le recueil de Frobenius est tombé dans l’oubli pendant presque soixante-dix ans. Cependant, la ‘mondialisation’ a favorisé le retour dans l’actualité de mythes kabyles de Frobenius : dans les années 1990, Mokran Fetta, un étudiant kabyle émigré en Allemagne, a traduit en français les textes recueillis par Leo Frobenius et publiés originairement en allemand. La traduction française les a rendus accessibles à un nouveau public et a suscité l’intérêt des chercheurs du groupe Littérature Orale Arabo-Berbère (LOAB) sous la direction de Camille Lacoste-Dujardin.

Que trouvons-nous donc dans le recueil de Frobenius ? Frobenius a publié trois volumes incluant pour la plupart des contes, ceux que nous pouvons indiquer comme récits « à formules ». Dans le premier volume, toutefois, les premiers vingt-six textes sont des récits anthropogoniques et étiologiques auxquels Frobenius donne le nom de lluḥ n ddenya, un terme écran pour le nom « secret et redoutable » que les informateurs ne voulaient pas révéler. Selon Bougchiche (1998 : 311) la traduction littérale est « planche, tableau du monde d’ici-bas ». Son analyse reconstructive donne plutôt « lluḥ n tedyanin » où lluḥ peut aussi signifier « lot, collection » et tedyanin « récit, conte mythique, légende » et donc «un trésor, un corpus de récits, de légendes, de contes mythiques». Nous pouvons considérer quelques-uns des titres, attribués par Frobenius : Les premiers parents du monde et la version simplifiée du mythe des Amazones, La première culture des céréales, Le premier bufflon sauvage et l’origine des animaux sauvages, Les premiers bovins domestiqués, L’origine des moutons et la division de l’année, Le premier conflit et l’origine des peuples, La mort de la première mère du monde et les gelées de janvier.

Les analyses du groupe Littérature Orale Arabo-Berbère (LOAB 1998) montrent que les textes publiés par Frobenius réussissent bien à s’intégrer dans le patrimoine narratif kabyle. L’analyse valide donc au moins en partie l’authenticité des mythes sur la base de deux éléments : la forme et la structure logique. Les mythes d’origine, bien que dans une traduction qui respecte le style écrit allemand, reprennent une série de formes grammaticales et syntaxiques de l’oralité kabyle, comme celles qui marquent l’action et le dialogue. De plus, il y a un nombre significatif de mots kabyles en transcription allemande, mais qui sont toutefois reconnaissables à ceux qui connaissent la langue (Bougchiche 1998). Si nous passons à la structure narrative et au contenu, il faut reconnaître ensuite une cohérence extraordinaire du discours mythique. Claude Breteau et Arlette Roth (1998) reconnaissent un premier ensemble mythique constitué par les textes sur l’origine chthonienne des premiers parents du monde, du bufflon sauvage et des bovins domestiqués. Un second ensemble mythique est formé des récits qui incluent la présence de la Première Mère du Monde et de la Fourmi héroïne civilisatrice, tandis qu’un troisième ensemble est donné par des thèmes plus hétérogènes. La conclusion de l’analyse est que le premier ensemble est du point de vue stylistique unitaire, narré probablement par un seul conteur, tandis que les autres textes semblent être composés de différentes parties et provenir de plusieurs conteurs. Il demeure la question si ces mythes étaient très locaux ou diffusés, étant donné que ce type de mythes n’a pas été recueilli par la suite, au moins de façon non fragmentée.

On peut ajouter que la cohérence entre les récits publiés par Frobenius et ceux dans d’autres recueils ne se limite pas à la structure narrative mais inclut les commentaires adressés aux chercheurs. Par exemple, le récit ‘L’ère du conte populaire et des agellid’ (numéro 18) commence par une explication et une définition des récits au temps des rois anciens (« Ces contes ne sont pas vrais; ce qui est vrai dans ces contes, c’est ce qui est décrit et dépeint ») qui fait émerger une exceptionnelle continuité de perception sur les récits entre le conteur interrogé par Frobenius au début du 20e siècle en Kabylie et les conteuses contemporaines du Rif au début du 21e  (Merolla 2006 : 118-119).

« Ces récits, ce ne sont pas des mensonges, ni des débilités, ni des faits de la sorcellerie, ce sont des contes. C’est une mise en scène, une forme d’interprétation du passé et de ce qu’on a vécu » (Mme Mubeḥrur, dans El Ayoubi 2000 : 12).

« Farida : Les histoires ne sont pas des mensonges. Certaines sont des histoires vraies qui sont passées aux gens. Et comme il n’y avait anciennement « rien de que parler », ils contaient donc ce qui s’était passé à la famille telle ou telle. Et comme ils paraissaient des histoires hors de ce qui est normal, ils les contaient de l’un à l’autre et à l’autre et à l’autre et ainsi encore. Fatima : Oui, c’est comme ça, comme ça »  (Mme Fatima Tahrawi et Mlle Farida Tahrawi, dans Boughaba Maleem 2003).

Il faut rappeler le sens de la définition de « mythe » dans les études de littérature, d'anthropologie culturelle et d'histoire des religions, selon lesquelles un mythe est un récit à caractère vrai/véridique pour le locuteur et « sacré » pour le croyant. Un tel récit est souvent transmis par les générations précédentes et porte sur les origines et les valeurs fondamentales de la culture et de la nature (philosophie de la vie, morale, ordre du monde, etc.). Le mythe exprime des vérités sociales, profondes, avec des modalités et des visées « autres » que l’approche historique et historiographe. Donc, nous pouvons dire que dans la perspective « émique », de l’intérieur du groupe social, il ne s’agit pas du tout d’un récit « faux », ou d’une histoire incroyable, ou d’une manipulation, mais, au contraire, le mythe est un lieu discursif majeur de légitimation du système morale et sociale du groupe qui l’a créé et adopté.

Nous avons des mythes cosmogoniques concernent la création du cosmos et du monde et des mythes anthropogoniques sur l’origine des êtres humains, tandis que d'autres mythes sont appelés plutôt « récits étiologiques » car ils traitent d'aspects plus spécifiques de l’origine par exemple d’animaux ou d’éléments géographiques ou sociaux et se déroulent après la création cosmogonique et anthropogonique. Comme nous le savons, on parle par exemple de récits étiologiques dans le cas des histoires sur l’origine du nom de certains animaux, sur la genèse de certaines sources d’eau, sur l’origine d'un état comme la mort ou la vieillesse …., et encore sur l’origine de normes sociales comme le mariage ; dans quelques cas, on peut parler aussi des récits étiologiques pour des récits d’origine d’une ville ou du nom d’un saint mais, dans ce dernier cas, on préfère parler de récit hagiologique.

Dans les études, tous ces récits, quelle que soit l'histoire qu'elles racontent sur l'origine du monde (cosmogonique), de l’humanité (anthropogonique) ou sur celle d'un événement spécifique (étiologique), participent de certaines caractéristiques communes :

a)    Il s'agit de récits « fondateurs » des origines, situés avant que le monde naturel et social ne soit devenu tel que les gens le connaissent aujourd’hui
b)    Les mythes concernent le passé écoulé, mais en même temps, ils disent ce que le monde actuel est / devrait être : un mythe dit donc « c'est ainsi et a toujours été ainsi »
c)    Le monde social et naturel actuel devient donc plus stable et moins chaotique = fonction de « stabilisation sociale » (l’ordre cosmique est lié à l’ordre ‘moral’ et ‘social’)
d)    En même temps, les récits mythiques ne sont pas figés pour toujours, il existe de la variation et de la souplesse dans la narration et l’interprétation des mythes dans le temps : cela permet la négociation avec le changement historique (les grandes questions - problèmes logiques et philosophiques - deviennent « négociables »).

On verra dans la présentation et l’analyse du Récit 2, si et comment ce type d’approche et de caractérisation des « mythes » est adéquat à la narration amazighe « des origines » dans le cas du récit  Amnay ubiẓaṛ (Le cavalier d’Abizar) narré par M. Makhlouf Tanssaout et recueilli par Radia Oukherfallah dans le village d’Abizar (Kabylie, Algérie).

Plusieurs collections et études des mythes amazighes existent, par exemple :
Abrous, Dahbia et Salem Chaker. « Kabylie : Cosmogonie », Encyclopédie berbère, 26, 2004 :  4027-4033.
Aghali-Zakara, M. et J. Drouin, Traditions touarègues nigériennes, Amerolqis, héros civilisateurs préislamique, et Aligurran, archétype social. Paris : L’Harmattan, 1979.
Bougchiche, L., "Glossaire kabyle", Littérature orale arabo-berbère, 1998 : 277-337.
Bounfour, Abdallah. Le récit hagiologique. Louvain/Paris : Peeters, 2005.
Breteau C.H. et A. Roth, "L’ensemble mythique recueilli par Leo Frobenius. Une essai de validation", Littérature orale arabo-berbère, 1998 : 75-147.
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1Leo Frobenius (1873-1938), ethnologue et historien de religions allemande, développe la théorie de « cercles culturels » et une approche irrationaliste à la culture (voir le concept de « paideuma », l’âme de la culture). Une telle approche et son intérêt pour les mythes et l’art africaines lui conduit à réévaluer ces productions artistiques bien qu’il place la grandeur africaine dans le passé et  dans un cadre théorique évolutionniste. Sa théorie de  « l’Atlantide africaine » située en pays yoruba, entre le golfe de Guinée et la boucle du Niger, n’est pas scientifiquement fondée. Sur les conditions de collecte en Kabylie et les problèmes ouverts, voir le dossier sur Frobenius dans Littérature orale arabo-berbères 1998, n°.26.


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Littérature orale kabyle