Analyse
Daniela Merolla
Le conte « Llan sin warrac akkd
yemma-tsen akkd baba-tsen » (Il était une fois deux enfants vivant
avec leurs parents), narré par Mme Sissani, raconte l’histoire d’un
jeune homme qui jure d’épouser celle dont il a trouvé un long cheveu
au bord d’une source. Il apprend que cette femme est en réalité sa
sœur. Malgré tout, il décide quand même de l’épouser, soutenu dans
cette démarche par leurs parents. Une poule révèle le projet à la
sœur, qui alors s’enfuit. Par la suite, grâce à la servante et au
marabout, les gens du village découvrent la cachette de la jeune
fille. Ses parents puis son frère tentent de la faire descendre du
palmier où elle est réfugiée (échanges allusifs). Et, alors que son
frère la blesse (il lui griffe le doigt), sa sœur le maudit
soudainement et prend la fuite. Le frère tombe malade. La sœur trouve
refuge dans la forêt où un berger la découvre ; elle accepte de partir
avec lui. Ils ont deux enfants. Quand les enfants ont grandi, elle
revient au pays avec eux. Elle retrouve son frère qui, depuis, s’est
marié et a eu des enfants, mais est toujours malade. La sœur guérit
son frère et pardonne à ses parents.
Selon la classification donnée par Antti Aarne et complétée par Stith
Thompson (AT), il s’agit d’un conte-type que l’on retrouve dans le
monde entier : « La jeune fille qui fuit son frère qui veut l’épouser
» (AT Tale-Type : 313E*, Girl Flees from Brother who Wants to Marry
her) ou encore « La fuite de la sœur » selon la classification AT
révisée par Hans-Jörg Uther (ATU 313E*, The Sister’s Flight). Ce type
de récit vise l’inceste dans la dimension « horizontale » de la
famille c’est-à-dire entre les enfants1 . Les exemples
tirés de contes arabes et berbères du Nord de l’Afrique, incluant le
Soudan, ont été intégrés à la classification AT/ATU de Hasan M.
El-Shamy (2004), lequel montre que la relation du frère et de la sœur
est souvent narrativisée comme étant étroite et affectueuse. Dans un
ouvrage précédent, El-Shamy (1979 : 75 ; 1981) va jusqu’à parler d’un
« syndrome » caractérisé par l’amour et l’affection entre la sœur et
le frère, l’hostilité entre le mari et sa femme, la rivalité entre les
belles-sœurs (la sœur et la femme du frère), et l’affection entre
l’oncle maternel et les enfants de sa sœur (neveux et nièces).
Dans le cas des contes kabyles, la dimension affective de la relation
entre frère(s) et sœur(s) est souvent exprimée. C’est le cas par
exemple dans les nombreuses variantes des contes « La vache des
orphelins » et « Les sept frères à la recherche de leur sœur »
(Amrouche, 1987 : 55-62 et 13-18). Le conte-type 313E*, que nous
retrouvons dans la version de Mme Sissani, pousse l’affection entre
frères et sœurs jusqu’au mariage, une relation entre proches qui est
finalement condamnée et que, par conséquent, nous pouvons interpréter
comme « excessive » dans le récit en question. D’autres contes nous
présentent une autre dimension de la relation entre frères et sœurs.
Par exemple, les récits « Celui qui épouse sa cousine paternelle »
(Dallet, 1970 : 158-187), et « Ahmed la Misère » (Dallet, 1963 :
108-145)2, présentent l’amour, également dépeint comme «
excessif », d’un jeune homme pour un personnage féminin (sa cousine
paternelle ou sa mère) qui le trahit. Dans ce cas, la cousine
paternelle est à la fin tuée par ses propres frères (et la mère, par
le chien d’Ahmed), ce qui souligne l’unité des agnats (pères, frères,
fils, cousins paternels) par opposition aux liens avec le côté féminin
de la famille (sœurs et mères). Il ne s’agit pas d’une contradiction.
Il faut considérer que les contes présentent les normes d’une réalité
complexe et que la qualification narrative des relations – dans ce
cas, l’affection acceptée, sanctionnée ou ignorée entre frères et
sœurs – dépend du problème social ou moral présenté initialement.
On retrouve plusieurs motifs qui explicitent la relation « excessive »
entre frère et sœur dans le conte de Mme Sissani3. En plus
de la malédiction, il y a le motif des échanges entre la sœur, les
parents et le frère, permettant à la sœur de rester sur le palmier («
c’est ma fille élue, qui deviendra ma bru ; penche-toi, arbre feuillu
! » […] « c’est mon père très cher, qui deviendra mon beau-père ;
palmier, redresse-toi dans les airs ! » ; « c’est ma chère sœur, qui
fera mon bonheur ; palmier, penche-toi, c’est l’heure ! » […] « c’est
mon frère cher à mon cœur, qui fera mon bonheur ; palmier,
redresse-toi, c’est l’heure ! »). Ces échanges indiquent les relations
fustigées (motif Z41.11.1§ « Ce qu’une parente ne peut être »4
) et condamnent le frère qui veut devenir le mari de sa propre sœur,
ainsi que le double rôle de père/beau-père et mère/belle-mère de ses
propres enfants. Également, le déroulement du récit montre la punition
du frère après la malédiction lancée par sa sœur et le pardon lorsque
le risque d’inceste est surmonté : le frère est guéri seulement après
que lui et sa sœur ont épousé d’autres personnages. L’interdiction
sociale du mariage entre frères et sœurs est donc narrativisée et
validée par ce conte.
Un épisode du conte révèle ensuite des préjugés narrativisés
concernant le rôle social et la couleur noire : le visage de la
servante se reflète dans l’eau de la fontaine sous le palmier et pense
que le reflet de la sœur cachée est sa propre image. Les spécialistes
semblent s’accorder sur le fait que le terme de serviteur / servante,
akli / taklit n’est pas nécessairement l’indicateur d’une
caractéristique anthropomorphique (Chaker et Gast, 1986 : 423 ;
Pouessel, 2012 : 77). Cependant, dans le conte, la servante est noire
et sa couleur de peau n’est pas appréciée ; c’est ce qu’évoque la
phrase suivante : « a ttruḥuɣ ɣer tala sɛiɣ ṣṣifa, m’ara waliɣ iman-iw
deg waman sɛiɣ ṣṣifa cebḥeɣ, mi d-uɣaleɣ ɣer wexxam akkagi d taberkant
[à chaque fois que je me regarde dans l’eau de la fontaine, je suis
très belle, et quand je rentre chez moi, je redeviens vilaine] ». Ici,
le terme taberkant traduit par « vilaine », afin de faire sens avec le
terme « belle », signifie littéralement « noire, teint foncée, basanée
» (Dallet, 1982 : 46). Il faut considérer aussi le niveau symbolique
plus profond des couleurs. Dans les contes kabyles, la couleur blanche
est caractérisée par un pouvoir bénéfique et fécond : « Blancheur
sacrée, maternelle, blancheur de la féminité positive et bénéfique,
blancheur de la lumière et du jour, de l’Est, blancheur de la
poitrine, tout ce qui est blanc est faste et porte une signification
de fécondité […] La valorisation du blanc a[yant] pour corollaire la
dépréciation du noir » (Lacoste-Dujardin, 1970 : 263). La manière dont
les couleurs sont conçues est une construction culturelle qui évolue
avec le temps, et donc il serait nécessaire d’en faire « une histoire
sociale » en considérant « les pratiques, les codes et les systèmes
ainsi que les mutations, les disparitions, les innovations ou les
fusions » (Pastoureau, 2011: 81). Historiquement, le préjugé envers
la couleur noire semble s’être installé en Afrique du Nord avec la
propagation des pratiques esclavagistes intracontinentales5.
En Kabylie, c’est après le XVIIe siècle que l’Empire
ottoman impose la présence de populations ou de groupes de serviteurs
noirs « ayant pour rôle de ‘tenir’ la plaine et de contenir les
Kabyles dans leurs montagnes » (Chaker, 1986 : 424). Le rôle et la
définition de la taklit des contes kabyles sont remis en question dans
le contexte actuel, comme en témoignent les réflexions de plusieurs
étudiants et étudiantes de nos cours de littérature et art amazighs6.
Les dénonciations de racisme et les discussions sur la subordination
sociale et idéologique de la couleur noire au Nord de l’Afrique sont
cependant encore à développer dans le discours public comme dans les
études7.
D’autres variantes kabyles du conte « Il était une fois deux enfants
vivant avec leurs parents » ont été publiées en traduction,
respectivement en allemande et en français, par Leo Frobenius8
et Pierre H. Savignac9, et dans la série bilingue
kabyle-français Le Fichier Périodique10. Des versions plus
récentes ont été publiées dans Mammeri 1980, Aït Mohamed 1999, Rabdi
2006 et Yacouben 1997.
La comparaison de la version de Mme Sissani avec les trois plus
anciennes versions montre que les quatre sont bien structurées et que
l’enchaînement des actions caractérisent l’héroïne comme une jeune
villageoise qui sait parler comme il faut et qui sait prendre des
initiatives en tant que sœur (elle s’enfuit pour éviter l’union
illicite et guérit son frère une fois que le mariage incestueux a été
empêché) et épouse (elle a des fils et s’impose dans la famille). Nous
retrouvons dans les trois variantes plus anciennes des noms
rapprochés, respectivement Sergma (Frobenius), Zelgma (Savignac) et
Zalgoum (Fichier Périodique) : dans la version de Mme Sissani il
s’agit de Zelgouma11. Il y a aussi des variations qui
montrent une plus grande proximité des versions anciennes qu’entre
elles et celle de Mme Sissani. Le motif de la « main coupée » se
retrouve dans les versions recueillies par Frobenius, Savignac et le
Fichier Périodique, alors qu’il s’agit d’un « doigt coupé » dans la
version de Mme Sissani12. Le motif de la servante n’est
présent que dans le récit raconté par Mme Sissani, tandis que les
trois variantes de Frobenius, Savignac et du Fichier Périodique
mettent en évidence un motif absent de ce dernier, celui de la
rivalité entre les coépouses. En ce sens, le conte de Mme Sissani
développe l'élément de la beauté de la sœur, tandis que les plus
anciens celui de sa capacité à obtenir une position solide dans le
mariage. En ce qui concerne la caractérisation des personnages par les
descriptions et les commentaires, si la longueur des cheveux comme
indicateur de la beauté féminine apparaît dans les quatre récits, la
couleur blonde des cheveux n’est mentionnée que dans le récit de Mme
Sissani. Enfin, nous pouvons réfléchir aux motivations des actions
données dans les récits. Même si les motivations et les commentaires
n’influencent pas la séquence des actions et leur interprétation, il
est intéressant de les considérer, puisque chaque conteur/conteuse est
‘situé(e)’ par rapport au contexte, au moment historique, aux
distinctions de genre, etc. et les motivations et les commentaires
peuvent fonctionner comme des indicateurs du discours subjectif. Par
exemple, dans les trois versions anciennes, le serment est une
motivation suffisante pour le frère afin de ne pas changer d’avis et
pour (tenter d’) épouser sa sœur13. La norme sociale
exigeant le maintien d’un serment trouve expression explicite dans un
commentaire de la version du Fichier périodique (1976 : 5, 4) : « (zik
yeswa lɛahud, macci am tura) » ; « (Autrefois le serment avait de la
valeur, ce n’est pas comme maintenant) »14. « La dimension
sacrée du serment est perceptible à travers […] les formules qui
servent à l’exprimer » se référant à l’Islam ( Abrous 2019 : 7316).
Dans le récit de Mme Sissani, la caractérisation de « capricieux »
attribuée au frère et celle des parents décrits comme « incapables de
contredire leur fils » semblent renforcer la valeur du serment qui,
alors, ne semble pas être suffisante pour motiver l’action. L’on peut
se demander si l’ensemble des variations du récit de Mme Sissani est
une conséquence du contexte (le récit en situation de diaspora) et de
la période historique (la contemporanéité) dans laquelle la valeur de
la parole donnée et la force du serment se sont affaiblies ou sont
moins évidentes que par le passé.
Notes
1Voir aussi : « Sister and
Brother ». Motif P252, dans Garry, 2005 : 349-361.
2Type 590 (« Femme perfide »). Motif S12.1. †S12.1. «
Une mère perfide épouse un ogre et complote contre son fils ».
3Motifs tels que T415.2.1§ « La sœur repousse le frère
incestueux », T415.5.1§ « Les parents approuvent (organisent) le
mariage entre leur fils et leur fille (frère-sœur) », Q242.7§ « Le
désir incestueux d'un frère avec sa sœur est puni », R224 « Une fille
s'enfuit pour échapper à un frère incestueux », Z41.11.1§ « Ce qu'une
parente ne peut être » [etc.], et P255§ « Une sœur pardonne à son ou
ses frères coupables ». Thompson
4El-Shamy, 2004 : 131.
5Plusieurs populations berbères étaient massivement
soumises à l’esclavage jusqu’au VIIIe siècle quand plusieurs
confédérations berbères devinrent esclavagistes en répondant à la
demande d’esclaves des régions musulmanes orientales (Savage, 1992).
6Cours et séminaires organisés par D. Merolla depuis
2015 à l’Institut national des langues et civilisations orientales, à
Paris.
7Voir Deveau, 2002 ; Pouessel, 2012 ; El-Hamel 2012 ;
Sadai, 2021.
8Volksmärchen Der Kabylen, Vol. 3 : Band Das Fabelhafte,
Jena : Verlegt bei Eugen Diederichs, 1921 : 118-121, trad. fr. Contes
kabyles. Volume 3, Le fabuleux, Aix-en-Provence : Edisud, 1997 :
152-156.
9Contes berbères de Kabylie, Montréal : Presses de
l'Université du Québec, 1978 : 159-161.
10« Contes Merveilleux et Fables. Textes nouveaux dans
le parler des At-Abbas », Le Fichier Périodique, 1976 : 4-21, sous la
dir. de Madeleine Allain.
11Voir aussi « Zalghoum » (Aït Mohamed) et « Zalgoum »
(Mammeri) ainsi que « Ɛïcha » (Rabdi) et « Aïcha Smana » (Yacouben).
Cette dernière version est très courte et publiée avec des insertions
tirées d’autres variantes.
12Également, le motif de la récupération de la main de
l’héroïne grâce à l’aide merveilleuse d’un corbeau ou d’une corneille
n’apparaît pas dans le récit de Mme Sissani. Selon Plantade (2019 :
7123), ce motif remonte au rituel – mentionné par Hérodote -
consistant à jeter une offrande sur le toit de la maison.
13« Ainsi j’ai fait serment » (Frobenius 1921/1997 :
152) ; « Maintenant, j’ai juré, je ne changerai pas » (Fichier
Périodique 1976 : 4) ; « Je jure de marier la jeune fille à qui ce
cheveu appartienne » (Savignac 1978 : 158).
14Ce commentaire peut également indiquer le sentiment de
dégradation sociale dû au contexte colonial. Le récit a été recueilli
par la religieuse Madeleine Allain (Fichier Périodique 1976 : 2).
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