Actualité du genre « mythique » kabyle

Daniela Merolla



Pour réfléchir aux caractéristiques du récit Amnay ubiẓaṛ (Le cavalier d’Abizar), narré par M. Makhlouf Tanssaout et recueilli par Radia Oukherfallah dans le village d’Abizar (Kabylie, Algérie), il faut d’abord rappeler le sens des définitions de « mythe » dans les études de littérature, d’anthropologie culturelle et d’histoire des religions (cf. Bibliographie). En se référant à Leavitt (2005), une première indication est que le mythe est un récit à caractère vrai/véridique pour le locuteur et « sacré » pour le croyant. Un tel récit est souvent transmis par les générations précédentes et porte sur les origines et les valeurs fondamentales de la culture et de la nature (philosophie de la vie, morale, ordre du monde, etc.). Le mythe exprime des vérités sociales, profondes, avec des modalités et des visées « autres » que l’approche historique et historiographique.

Nous avons des mythes cosmogoniques concernant la création du cosmos et du monde, et des mythes anthropogoniques sur l’origine des êtres humains, tandis que d’autres mythes sont appelés plutôt « récits étiologiques » car ils se déroulent après la création cosmogonique et anthropogonique et traitent d’aspects plus spécifiques de l’origine – par exemple celle d’animaux ou d’éléments géographiques ou sociaux. On parle par exemple de récits étiologiques dans le cas des histoires sur l’origine du nom de certains animaux, sur la genèse de certaines sources d’eau, sur l’origine d’un état comme la mort ou la vieillesse, ou encore sur l’origine de normes sociales comme le mariage ; dans quelques cas, on peut aussi parler de récits étiologiques pour des récits racontant l’origine d’une ville ou du nom d’un saint mais, dans ce dernier cas, on préfère parler de récit hagiologique.

Tous ces récits, quelle que soit l’histoire qu’ils racontent sur l’origine du monde (cosmogonique), de l’humanité (anthropogonique) ou sur celle d’un événement spécifique (étiologique), semblent participer de certaines caractéristiques communes :

a) Il s’agit de récits « fondateurs » des origines, situés avant que le monde naturel et social ne soit devenu tel que les gens le connaissent aujourd’hui ;

b) Les mythes concernent le passé écoulé, mais en même temps, ils disent ce que le monde actuel est / devrait être : un mythe dit donc « c’est ainsi et a toujours été ainsi » ;

c) Le monde social et naturel actuel devient donc plus stable et moins chaotique = fonction de « stabilisation sociale » (l’ordre cosmique est lié à l’ordre ‘moral’ et ‘social’) ;

d) En même temps, les récits mythiques ne sont pas figés pour toujours, il existe de la variation et de la souplesse dans la narration et l’interprétation des mythes dans le temps : cela permet la négociation avec le changement historique (les grandes questions – problèmes logiques et philosophiques – deviennent « négociables »).


Donc, nous pouvons dire que dans la perspective « émique », il ne s’agit pas du tout d’un récit « faux », ou d’une histoire incroyable, ou d’une manipulation, au contraire, le mythe est un lieu discursif majeur de légitimation du système moral et social du groupe qui l’a adopté.

L’analyse du Récit 2  nous montre que la caractérisation des « mythes » est adéquate à la narration amazighe « des origines » dans le cas du récit Amnay ubiẓaṛ (Le cavalier d’Abizar) en ce qui concerne les aspects du mécanisme mythopoïétique structurant le récit, tandis que l’aspect de récit « sacré » est seulement approprié au sens où le récit est une variation individuelle du thème du déluge coranique et biblique.

Ce n’est pas la « véracité » ou « l’authenticité » du récit, évidemment idéologiquement fondé, qui est au centre de l’analyse proposée dans ce volume de Verba Africana, mais la structuration du récit qui semble fonctionner encore aujourd’hui autour d’un mécanisme mythopoïétique, au sens où il produit des formes narratives de type « mythique ». En relation avec les questions posées sur le recueil de Leo Frobenius, ce mécanisme pourrait indiquer une situation analogue dans le cas des mythes « anthropogoniques » que ce recueil contient : au lieu d’une « falsification » ou contrefaçon, on pourrait les interpréter comme l’actualisation du mécanisme de la narration mythique – ce que nous retrouvons dans le récit d’Abizar – par un conteur kabyle de l’époque. La différence majeure est que contrairement aux mythes anthropogoniques recueillis par Frobenius, l’histoire d’Abizar, de Noé et du géant est fermement ancrée dans la tradition religieuse islamique. En conclusion, le récit d’Abizar nous montre que le « mythe », en tant que forme littéraire, structure, et mécanisme de narration, constitue encore aujourd’hui un genre présent dans la littérature berbère.

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Littérature orale kabyle