Analyse
Daniela Merolla en collaboration avec Kamal Naït Zerad
Le récit du Cavalier d’Abizar, que nous pourrions mieux nommer comme « Le récit d’Abizar, du géant Iwadj ben Iinaq, de Noé et de l’arche dans le Sahara », a été collecté le 24 mars 2013 par Radia Oukherfallah (Master LLCER, INALCO, 2013-2014) dans le village d’Abizar. Le conteur, Monsieur Makhlouf Tanssaout des Aït Jennad, était octogénaire au moment de la performance. Selon les informations recueillies par Radia Oukherfallah, le conteur M. Tanssaout était agriculteur de profession et savait lire et écrire. Il était considéré comme un « monument » de la région car il était un poète et « un grand homme de sagesse ». Il était également le président du comité du village. M. Tanssaout est décédé quelque temps après l’enregistrement du récit d’Abizar. Le récit qu’il nous a laissé traite de la création de l’humanité et présente le thème du déluge et de l’arche de Noé, mais avec des variations significatives par rapport au récit connu des religions abrahamiques.
Le motif du déluge qui efface l’humanité est indiqué dans la classification de Stith Thompson (1932-36/1955-58) sous les numéros A1010 (Déluge. Inondation du monde entier ou d’une partie du monde), A1015 (Inondation causée par des dieux ou d’autres êtres supérieurs), A1018 (L’inondation comme punition), A1020 (Fuite du déluge) et A1021 (Déluge : fuite en bateau-arche). Il s’agit d’un thème universellement diffusé dans les textes sacrés de tous les continents (Dundes, 1988 ; van Binsbergen, 2007 ; Witzel, 2010). D’autres motifs sont également présents ; ce sont les numéros A1021.1 (Paires d’animaux dans l’Arche - préservées pour qu’elles échappent à la destruction) et A1021.2 (Oiseaux envoyés depuis l’Arche). Dans la Méditerranée et ses environs, la première version écrite se trouve dans le texte épique mésopotamien Gilgamesh (Utanapishim, texte XI - adaptation d’un texte sumérien précédent). Ce thème est bien connu dans l’histoire biblique (Genèse, chapitres 6-9) et coranique de Noé/Nuḥ (Coran, sourate 11, versets 25-48 ; s. 21, v. 76-77 ; s. 71, v. 1-28).
Nous présentons ci-dessous une analyse narratologique et contextuelle du récit collecté en 2013 dans le village d’Abizar.
Le récit d’Abizar ou le repositionnement historico-culturel de son propre passé
Daniela Merolla
Le texte narré par M. Tanssaout commence par la référence à la stèle dite d’Abizar : « Le cavalier d’Abizar est apparu lorsque le prophète Nuh (Noé) vivait ». Il s’agit de la première variation par rapport aux versions méditerranéennes du déluge.
Pour comprendre le sens de cette variation, il faut revenir sur la découverte de La stèle d'Abizar. L’importance archéologique de la stèle, qui présente la figure d’un cavalier et des inscriptions libyennes, en a fait un objet patrimonial reconnu aux niveaux national et local, notamment par le village d’Abizar, où la stèle a été trouvée. En témoigne l’inauguration d’une copie de la stèle, réalisée par deux artistes d’Abizar, dans le cadre des célébrations du patrimoine organisées en mai 2013 par l’association culturelle Amnay Ubizar (Le chevalier d’Abizar). Il s’agit d’un objet archéologique devenu un symbole de l’identité locale et de la culture berbère.
La datation de la stèle est controversée. Selon certains, elle est de la période pré-romaine, selon d’autres, elle est tardo-romaine. Quelle que soit la datation proposée par les archéologues, le récit place cette stèle à l’époque de Noé. Un objet archéologique significatif pour l’histoire locale et pour le processus de construction identitaire kabyle – en relation au passé libyco-berbère – est donc situé au début de la (re)création coranique et biblique de l’humanité. Le fait que le chevalier d’Abizar soit placé au moment narratif crucial de la recréation de l’humanité est une indication du discours du récit. Cela pourrait indiquer la volonté d’inclure l’histoire et l’archéologie berbères dans l’histoire des religions du Livre et, en même temps, d’affirmer l’ancienneté historique et religieuse de la présence berbère en Kabylie.
La séquence suivante du récit nous apprend que, sur ordre divin, Noé doit construire un bateau. Noé plante donc des arbres pour obtenir le bois nécessaire à sa construction et il attend pendant quarante ans que les arbres poussent. Il s’agit jusqu’ici de la reprise des motifs connus, comme par exemple les motifs J0704.1$ (Noé construit une arche selon les ordres de Dieu en prévision du déluge) et J0701.3.1$ (Noé plante des chênes afin d’obtenir du bois pour la construction de l’arche - quarante ans plus tard). L’épisode de l’ordre divin donné à Noé est également présent dans le Coran (sourate 11 : versets 37-38 ; s. 54 : v. 13).
Une deuxième variante est cependant insérée car, dans le récit en question, Noé demande l’aide suprahumaine du géant 'Iwadj ben 'Inaq : « Il partit voir quelqu’un que l’on appelait 'Iwadj ben 'Inaq. Ce 'Iwadj ben 'Iinaq [avait] les pieds sur terre et la tête vers le trône du Miséricordieux dans le ciel ».
Dans la classification de Thompson, on trouve le motif d’un géant sauvé par Noé (F531.5.9. †F531.5.9. Le géant sur l’arche. Noé sauve un géant sur l’arche. Il ne peut pas entrer mais reste dans le gréement. Noé lui envoie de la nourriture par un trou). El Shamy (2013-2016), qui a enrichi la classification d’Aarne et Thompson avec des types et des motifs provenant d’Afrique subsaharienne, d’Afrique du Nord et de Turquie, mentionne ensuite le motif A1303.1$ qui présente Awj ibn CUnuq (Og) [lien hypertexte] comme un géant de mesures extraordinaires (tête dans les nuages, pieds au fond de la mer, etc.) dérivées de textes arabes.
Quelle que soit l’origine du nom et du personnage, dans les motifs trouvés par Thompson et El Shamy, le géant n’aide pas Noé à construire l’arche. Un lien entre le géant et le bois est toutefois donné par l’historien al-Tabari (839-923 de l’ère commune) qui mentionne l’aide donné par le géant 'Uj (Og) [lien hypertexte] à Noé pour transporter le bois (al-Tabari/Rosenthal, 1989 : 247, 361).
Le géant du récit d’Abizar, comme les ogres, est un être extra-humain qualifié par sa taille (il touche le ciel et la terre), par le fait qu’il ne connaît pas le feu et la cuisine – éléments culturels classiques – et surtout par le fait qu’il « travaille uniquement pour son ventre ». Il est donc opposé à Noé qui travaille (et lui enseigne à travailler) pour suivre la volonté divine : dans ce sens, Noé est un être moral, tandis que le géant ne l’est pas. Le géant est « domestiqué » par Noé grâce au pouvoir miraculeux de ce dernier : le géant est rassasié bien que Noé lui donne seulement un quart de galette de pain. La rencontre de Noé avec le géant aide également à qualifier Noé qui sait utiliser des phrases à double sens (« Je vais te nourrir ») lorsque le géant explique qu’il mange d’énormes quantités de nourriture, tandis que Noé lui donnera très peu, mais cela sera suffisant. Lorsque le géant trouve que cela est trop peu, Noé le traite d’incroyant. Noé montre ainsi son intelligence et sa sagesse. (Noé) : « Peux-tu me construire un vaisseau ? ». (Le géant) : « Moi, je ne travaille que pour mon ventre ; est-ce que tu peux me nourrir ? ». (Noé) : « Je vais te nourrir. »
Cette rencontre amène ensuite à un passage typique du mécanisme mythopoïétique : dans les mythes, le passé est expliqué par rapport à une situation du temps présent et, en même temps, légitime les normes actuelles. Le récit nous explique qu’au moment de manger, Noé demande à sa femme de préparer une galette de pain dont il donne un quart au géant. Le narrateur explique que « Celui qui emploie une personne doit la nourrir, sinon c’est un péché, car il ne suffit pas de lui payer sa nourriture et puis de le laisser aller manger ailleurs ». Le passé « fonde », dans ce cas, une coutume encore valide dans le présent : le rapport de l’employeur avec son employé.
Le récit continue ensuite selon l’histoire classique du déluge, des animaux rassemblés sur l’arche, et de l’arrivée de l’arche à la terre après la fin de la pluie. On retrouve aussi l’envoi d’un oiseau pour savoir si le niveau de l’eau a baissé et si la terre a émergé. Le premier est le corbeau, qui n’arrive pas à le faire, le second est l’hirondelle qui montre la terre. Dans la classification d’Aarne et Thompson, nous trouvons le conte-type 0774M3§ qui correspond au conte du Corbeau imprudent et de la Colombe consciencieuse envoyés par Noé. Les motifs correspondants sont A1021.2 (Oiseaux envoyés depuis l’Arche), A2234.1.2$ (Le corbeau ou la corneille ne retourne pas à l’arche : maudit par la méfiance - manque de confiance) et A2221.7 (La colombe retourne à l’arche en obéissant à Noé : elle reçoit l’éclat corbeau). Le conte-type dérive de la Bible (Genèse, chapitre 8 : versets 6-8). Dans tous les cas, il s’agit cependant de la colombe et non pas de l’hirondelle.
C’est à partir de cet épisode que nous avons une autre variation significative par l’introduction dans le récit, respectivement d’un lieu géographique spécifique (le Tassili du Hoggar), d’un personnage spécifique (un Amazigh « intrépide ») et d’une action spécifique (celle de graver des dessins d’animaux sur des roches), grâce à la volonté divine :
« Elle [l’hirondelle] vola jusqu’à ce qu’il arrive au Tassili du Hoggar. Ils restèrent là-bas et ils étaient tous très contents et joyeux. Dieu envoya ensuite Gabriel à Noé. Dieu lui dit : « Va chez Noé et tu lui diras ; Tu lui donneras un marteau et un burin. Il choisira un Amazigh intrépide. Je lui donnerai du courage et de la patience, il sera respecté. Il dessinera chacun des êtres vivants du vaisseau sur les rochers. Tu lui donneras le marteau et le burin ». Ce sont les Imazighen qui ont laissés les gravures que vous voyez au Sahara. Ce sont les Imazighen qui les ont faites. Tous les êtres vivants, la fourmi, le serpent le chacal, le lion, le bœuf, l’éléphant… ont tous été représentés sur les parois rocheuses du Tassili. Ils restèrent longtemps là-bas. »
Le récit se termine donc comme il a commencé. Nous revenons à l’antiquité « archéologique » de la Kabylie et des Imazighen, et au lien du passé narré dans le récit avec le présent via l’actualité des gravures rupestres dans le Sahara. Cette antiquité archéologique, appropriée comme « amazighe », est ensuite liée au passé religieux du déluge, de Noé, de l’arche, et de la nouvelle population humaine de croyants de l’après-déluge. Ces croyants sont, de façon novatrice, localisés au Sahara. La nouvelle humanité est « amazighisée » non seulement par la collocation géoculturelle dans le Hoggar, mais aussi par le fait qu’elle est présentée comme étant « amazighe » sous la garantie de la volonté divine : l’ange Gabriel annonce à Noé qu’il donnera à un « Amazigh » les outils lui permettant de créer, et de laisser à la postérité, les gravures rupestres sahariennes connues en Algérie et dans le monde entier.
Le récit est bien structuré et cohérent dans ses variations et ses innovations par rapport au motif de l’arche de Noé et aux récits religieux connus.
Dans une analyse narratologique des rôles actantiels, Noé et le géant sont les personnages principaux de la première partie du récit, respectivement dans les rôles de Sujet et d’Adjuvant, comme dans les récits des traditions religieuses. Le rôle actantiel du Sujet est ensuite attribué à l’Amazigh « intrépide » et dessinateur, tandis que Noé peut être vu comme l’Adjuvant (1), et les gravures pariétales – symbole d’identité – comme l’objet.
Cette histoire montre une variation identitaire du motif de l’arche de Noé et ouvre une série de questions importantes, par exemple on peut se demander si ce récit est une « improvisation » du conteur pour Mme Oukherfallah, ou s’il l’avait déjà raconté, et ensuite si ce récit est encore connu dans son village. Voilà autant de points à investiguer dans la recherche sur le terrain.
Comme indiqué dans la section Actualité du genre « mythique » kabyle, ce n’est pas la « véracité » ou « l’authenticité » du récit, évidemment idéologiquement fondé, qui est au centre de cette analyse, mais la structuration du récit qui semble fonctionner encore aujourd’hui autour d’un mécanisme mythopoïétique, dans le sens où il produit des formes narratives de type « mythique ». La caractéristique majeure est que l’histoire d’Abizar, de Noé et du géant est fermement ancrée dans la tradition religieuse islamique. En conclusion, nous voyons que le « mythe », en tant que forme littéraire, structure et mécanisme de narration, appartient encore aujourd’hui à la littérature berbère.
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(1) Toujours dans le schéma actantiel, si l’on considère Dieu dans le rôle du « Destinateur », Noé est alors dans le rôle du « Destinataire ».
Bibliographie
Aarne, Antti & Stith, Thompson. The types of the folk-tale. A classification and bibliography. (FF Communications n° 74 et 184). Helsinki, Suomalainen Tiedeakatemia : Akateeminen Kirjakauppa, 1928 et 1964. Lien « Folktale index » : https://www.duchas.ie/en/aath
Aarne, Antti & Stith, Thompson. The types of the folk-tale. A classification and bibliography. (FF Communications n° 74 et 184). Helsinki, Suomalainen Tiedeakatemia : Akateeminen Kirjakauppa, 1928 et 1964. Lien « Folktale index » : https://www.duchas.ie/en/aath
Al-Ṭabarī, General Introduction, and, From the Creation to the Flood, trans. Franz Rosenthal. New York : State University of New York Press, 1989.
Dundes, Alan. The Flood Myth, Berkeley : University of California Press, 1988.
El Shamy, Hasan M. Motific Constituents of Arab-Islamic Folk Traditions. A Cognitive Systemic Approach. (Deux volumes). Bloomington : Indiana University Press, 2013-2016, URL : https://scholarworks.iu.edu/dspace/handle/2022/20938
Thompson, Stith. Motif-index of folk-literature : a classification of narrative elements in folktales, ballads, myths, fables, mediaeval romances, exempla, fabliaux, jest-books, and local legends. (1932-1936). Bloomington : Indiana University Press, 1955-1958. Édition révisée et augmentée.
Van Binsbergen, Wim M.J., avec la collaboration de Mark Isaak, 2008. « Transcontinental mythological patterns in prehistory : A multivariate contents analysis of flood myths worldwide challenges Oppenheimer’s claim that the core mythologies of the Ancient Near East and the Bible originate from early Holocene South East Asia ». Cosmos : The Journal of the Traditional Cosmology Society, 23, 2007, pp. 29-80.
Witzel, Michael E. J. « Pan-Gaean Flood myths : Gondwana myths -- and beyond ». In Wim M.J. van Binsbergen & Eric Venbrux (dir.), New Perspectives on Myth : Proceedings of the Second Annual Conference of the International Association for Comparative Mythology, Ravenstein (the Netherlands), 19-21 August, 2008. Série « Papers in Intercultural Philosophy and Transcontinental Comparative Studies » (PIP-TraCS), n° 5, Haarlem, Pays-Bas : Shikanda, 2010, pp. 225-242.
La stèle d'Abizar
Daniela Merolla
La stèle mentionnée dans « le récit d’Abizar » fut découverte en 1858 par le lieutenant français Henri Aucapitaine à Abizar, d’où elle tire son nom. Abizar est un village au nord de la ville de Tizi Ouzou, situé dans le territoire des Aït Djennad en Kabylie. La stèle aurait été trouvée dans un verger à une profondeur d’environ 15 cm et ensuite vue par Aucapitaine « dans une maison où elle servait de seuil à une porte » avant d’être saisie par des officiers français (Berbrugger, 1859 : 153). L’information ne précise pas si la stèle a été achetée ou confisquée. Cette stèle d’un peu plus d’un mètre fut rapidement hébergée dans le Musée National des Antiquités et Arts Islamiques d’Alger où elle se trouve encore actuellement. [avec lien hypertexte : http://www.musee-antiquites.art.dz/fr/collection_objet_detail.php?id=158&lang=fr]
Selon les descriptions (Berbrugger, 1862 ; Février & Camps, 1984), il s’agit d’une dalle de grès sur laquelle un homme à cheval est gravé en bas-relief. L’homme est de face tandis que le cheval est de profil. La tête de l’homme est simplifiée et ronde. Une forme triangulaire (sur le menton) semble indiquer la présence de la barbe. La main droite est levée et semble tenir un petit objet rond. Février & Camps (1984) expliquent que cet objet a été interprété comme une arme de jet (de fer ou de pierre) ou comme une offrande, par exemple une monnaie. La main gauche tient trois javelots (ou courtes lances) et un bouclier rond, au centre duquel un cercle incisé suggère l’existence d’une bosse centrale (type « ombon »). Une petite figure humaine qui brandit un sceptre est placée entre le bras du chevalier et le cheval à droite, tandis qu’un petit chien et une autruche sont placés à gauche. L’interprétation la plus courante est que l’image représente une scène de chasse à l’autruche (Février & Camps, 1984).
La stèle présente également des inscriptions libyques dont le sens reste incertain, malgré une tentative de traduction par le général Hanoteau (Berbrugger, 1862 : 63). Il est vraisemblable que cette stèle et les nombreuses autres découvertes ultérieures (Laporte, 2015) célébraient des chefs locaux.
La datation reste incertaine. Les articles de Février & Camps (1984) publiés dans l’Encyclopédie Berbère sont divergents : l’analyse stylistique du premier suggère une date tardive, autour du Ve ou VIe siècle de l’ère commune ; tandis qu’une date plus ancienne, pré-romaine, est soutenue par Camps. Le principal point de divergence est de savoir si cette stèle et d’autres similaires témoignent d’influences romaines/méditerranéennes et sont donc datables après le début de l’ère commune, ou si elles témoignent d’une production libyenne locale et plus ancienne provenant des royaumes numides et mauriciens depuis au moins le IIIe siècle avant l’ère commune. Les études de Laporte (2015) sur l’ensemble des stèles trouvées dans toute la zone nord-africaine proposent un développement à partir de la période la plus ancienne (celle des stèles à figuration libyenne, à laquelle appartiendrait la stèle d’Abizar), en passant par un stade intermédiaire (stèles de transition) avec des stèles à inscriptions bilingues ou latines et des personnages à cheval ou à pied (du Ier siècle avant l’ère commune au Ier siècle après l’ère commune), pour arriver à la période des stèles libyco-romaines (des IIe et IIIe siècles après l’ère commune) à iconographie gréco-romaine « dans une version foisonnante tout à fait inhabituelle en rajoutant nombre de personnages annexes, notamment de nombreux gardes armés de lances. Il ne s’agit plus d’une simple scène de chasse, mais bien d’un signe de pouvoir appuyé sur une milice armée » (Laporte, 2015 : 80). Toujours selon Laporte (2015), une telle séquence mettrait en évidence un processus d’acquisition d’éléments gréco-romains qui seraient intégrés dans les scènes de chasse des stèles figuratives libyennes de la première période. D’un point de vue culturel et historique, cette acquisition correspond à un contact qui a duré plusieurs siècles. Laporte (2015 : 81) souligne que cela n’a pas impliqué une subjugation militaire ou culturelle permanente, comme le montrent les stratégies utilisées par les différents rois locaux pour assurer et maintenir leur pouvoir avec ou contre les Romains.
La découverte de la stèle d’Abizar a donc fait sensation et a ouvert une série de questionnements et de recherches dans le domaine de l’archéologie et de l’histoire ancienne. L’importance de la stèle est, d’un point de vue national, représentée par son utilisation pour l’illustration des billets de 20 dinars algériens, qui s’inscrit dans le cadre de la mémorisation d’objets et de personnalités choisis pour symboliser la nation. Comme en témoigne l’inauguration d’une copie de la stèle qui s’est tenue dans le village d’Abizar en mai 2013 (Tidjedam, 2013 ; Bouabdellah, 2013), la stèle est également devenue un objet patrimonial apprécié et un symbole d’identité pour le village ainsi que pour l’activisme amazigh grâce à sa spécificité artistique et à la présence d’inscriptions libyennes. La présence des inscriptions confirme notamment deux points névralgiques du discours culturel berbère, à savoir la continuité historique de la présence des populations libyco-berbères sur le territoire et l’ancienneté de leur écriture.
Bibliographie
Berbrugger, Adrien. « Abizar ». Revue Africaine, vol. 4, 1859, pp. 153-154.
Berbrugger, Adrien. « Envoi d’antiquités de la Kabylie au musée central d’Alger ». Revue Africaine, vol. 6, 1862, pp. 62-67.
Bouabdellah,
Samira. « Inauguration de la stèle Amnay Ubizar». La Dépêche de
Kabylie. 16 mai 2013, URL :
https://www.depechedekabylie.com/national/123900-inauguration-de-la-stele-amnay-ubizar/
Février
Paul-Albert & Gabriel Camps. « Abizar ». Encyclopédie
berbère, vol. 1, 1984, pp. 79-86.
Laporte,
Jean-Pierre. « Stèles libyques et libyco-romaines de la Kabylie et
évolution de l’encadrement des tribus dans l’Antiquité ». In Anna
Maria Di Tolla (dir.), La lingua nella vita e la vita della
lingua Itinerari e percorsi degli studi berberi. Miscellanea per
il Centenario di studi berberi a “L’Orientale” di Napoli. Scritti
in onore di Francesco Beguinot. Studi Africanistici. Quaderni
di Studi Berberi e Libico-berberi 4. Naples : UNIOR, 2015 pp. 73-84.
Tidjedam,
Nourdine. « Timizart : la stèle “Amnay ubizar” inaugurée ». El
Watan, 22 mai 2013, URL :
https://www.elwatan.com/archives/tiziouzou/timizart-la-stele-amnay-ubizar-inauguree-22-05-2013
Awj ibn CUnuq (Og)
Daniela Merolla
Awj ibn CUnuq (Og) est le personnage du motif A1303.1$ de la classification des types et des motifs provenant d’Afrique subsaharienne, d’Afrique du Nord et de Turquie d’El Shamy (2013-2016), qui a enrichi la classification d’Aarne et Thompson (1928, 1964). Ce personnage est bien décrit par Coulon (2019 : 136) : « Certaines traditions islamiques mentionnent une énigmatique fille d’Adam nommée ʿAnāq […] Anāq est toujours mentionnée en relation avec son fils, le géant ʿŪj, qui était censé être la seule créature en dehors de l’Arche à avoir survécu au Déluge à l’époque de Noé et qui était supposé avoir été tué par Moïse ». Coulon (2019 : 136-138) explique que le personnage du géant ‘Uj qui demande à Noé de pouvoir l’accompagner dans l’arche apparaît dans les anciennes chroniques du savant et historien al-Tabari (839-923 de l’ère commune) (al-Tabari/Rosenthal, 1989 : 247, 361). Le personnage de ‘Uj serait dérivé du géant Og des traditions juives.
Sur le thème de ‘Uj (Og), Mkhmudjonova (2020 : 577) écrit : « Selon l’information que Tabari transmet directement des croyants de la Torah, personne ne pouvait sortir de l’inondation sauf ‘Uj et ceux qui sont montés sur le bateau. La montée de l’eau ne pouvait atteindre que ses orteils ou ses genoux. Bien que ‘Uj n’ait pas cru en lui [Noé], il ne s’est pas noyé. La seule raison à cela est liée à l’aide qu’il a apportée en transportant du bois de Damas ». Dans la classification d’Aarne et Thompson, on trouve à cet égard les motifs H1233.1 (Une créature surnaturelle comme aide dans une quête) et N0812 (Géant ou ogre comme aide).
Bibliographie
Al-Ṭabarī,
General Introduction, and, From the Creation to the Flood,
trans. Franz Rosenthal. New York : State University of New York
Press, 1989.
Aarne,
Antti & Stith, Thompson. The types of the folk-tale. A
classification and bibliography. (FF Communications n° 74 et
184). Helsinki, Suomalainen Tiedeakatemia : Akateeminen Kirjakauppa,
1928 et 1964. Lien « Folktale index » :
https://www.duchas.ie/en/aath
Coulon,
Jean-Charles. « ʿAnāq bt. Ādam, the Islamic Story of the Very First
Witch : Gender and the Origins of Evil Magic ». Journal of Women of
the Middle East and the Islamic World, vol. 17, 2019, pp. 135-167.
El
Shamy, Hasan M. Motific Constituents of Arab-Islamic Folk
Traditions. A Cognitive Systemic Approach. (Deux volumes).
Bloomington : Indiana University Press, 2013-2016, URL :
https://scholarworks.iu.edu/dspace/handle/2022/20938
Makhmudjonova,
Gulzoda. « Depictions of the Ark of Noah and the giant Uj in
Kulliyat-i Tarikhi of Hafiz-i Abru (style and iconography) ». Sanat
Tarihi Dergisi, vol. 29, n° 2, Ekim, octobre 2020, pp.
567-587.